Regards sur un itinéraire

France

Claude Lorius

Prix Balzan 2001 pour la climatologie

Pour ses remarquables travaux dans le domaine de la paléoclimatologie polaire et les résultats novateurs qui en ont découlé.

Regards sur un itinéraire


1955: « On recherche jeunes chercheurs pour participer aux campagnes organisées pour l’Année Géophysique Internationale… ». Etudiant alors, j’irai en Antarctique, ce désert froid, inhospitalier, pour étudier des glaces encore vierges et vivre une aventure.

2001: lauréat du Prix Balzan: l’occasion d’une réflexion sur les étapes du cheminement d’un chercheur guidé par la motivation des campagnes polaires et le progrès des recherches portant sur les archives glaciaires, ces témoins de l’histoire de notre environnement.


Premiers pas sur la glace


En 1957, après une initiation à une science récente, la glaciologie polaire, acquise au Groenland, j’ « hiverne » avec deux compagnons dans une petite base isolée – la Station Charcot – implantée sur l’inlandsis antarctique. Au programme, analyse du bilan radiatif de la surface et carottages manuels peu profonds pour observer les couches d’été et d’hiver, déterminer l’accumulation de la neige et la température in situ.

Deux ans plus tard, je suis de retour en Antarctique pour une campagne d’exploration organisée par les Américains. Tout au long d’un raid de 1400 kms nous évaluons l’accumulation, la température, l’altitude de la surface et l’épaisseur de la glace; toutes données qui sont nécessaires pour modéliser l’écoulement de la calotte glaciaire. De plus les échantillons prélevés vont fournir les bases de relations encore utilisées de nos jours permettant d’obtenir la température de l’air (à partir de la mesure des isotopes de l’oxygène et de l’hydrogène constituant « l’eau solide ») et la concentration des aérosols en analysant les glaces. C’est le premier point qui fera l’objet d’une thèse soutenue en 1963. Nous pouvons maintenant caractériser les couches saisonnières successivement déposées, disposer d’un traceur d’écoulement de la glace et reconstituer les températures du passé.

Après plusieurs campagnes d’été, je dirige, en 1965, l’hivernage à la base côtière française de Terre Adélie; j’en profite pour réaliser des carottages un peu plus profonds (la centaine de mètres) dans la zone marquée par une moraine, où apparaît la glace formée à plus de 1000 km de distance. Cela nous permettra de quantifier l’écoulement de l’inlandsis: il faut près de 500.000 ans à un flocon de neige tombé dans les régions centrales pour se retrouver dans un iceberg flottant sur l’océan.

Nous nous intéressons aux bulles d’air contenues dans la glace; en les voyant éclater lorsqu’un glaçon fond dans un verre, j’ai l’intuition qu’elles ont conservé des indications sur l’altitude de la formation de la glace et surtout qu’elles représentent des témoins fiables et uniques de la composition de l’atmosphère, ce que nous montrerons au fil des ans.

La petite équipe que j’ai constituée rejoint à Grenoble le laboratoire de glaciologie du CNRS, dont l’intitulé s’enrichit de la mention Environnement, tout en maintenant les liens créés avec les laboratoires parisiens. Nous disposons maintenant des instruments pour dater et déchiffrer les archives glaciaires et construisons un équipement de carottage d’une capacité de 1000 m. Mais comment faire avec les seuls moyens logistiques nationaux des Expéditions Polaires Françaises pour accéder aux zones centrales de l’Antarctique ?


Il y a 20.000 ans


C’est dans le cadre du Programme International de Glaciologie Antarctique où se côtoient chercheurs et logisticiens américains, anglais, australiens, français et soviétiques (à l’époque) que je trouverai la possibilité de réaliser des raids et des carottages avec le support d’avions américains équipés de skis. Les forages profonds réalisés à Camp Century (américains et danois), au Groenland, et à Byrd (américains), en Antarctique, ont donné des résultats prometteurs sur des échelles de temps couvrant plusieurs dizaines de milliers d’années bien que la localisation de ces sites, établis auprès de stations existantes, posent des problèmes d’interprétation.

Pour ma part, je suis toujours attiré par le grand Sud. Après plusieurs raids légers de reconnaissance partis de la côte, je dirige une petite équipe déposée fin 1974 au Dôme Concorde, dans les régions centrales de l’Antarctique. La fin de la campagne sera dramatique, avec deux avions qui s’écraseront dans la neige – sans perte humaine – au décollage. Trois ans plus tard nous sommes de retour au Dôme Concorde, après que les Américains ont pu sauver leurs avions. Pendant la courte période d’été nous atteindrons 900 mètres de profondeur, où la glace a 35.000 ans d’âge. Nous avons développé nos capacités de mesure et la communauté scientifique participe largement aux études portant sur la culmination du dernier âge glaciaire – il y a 20.000 ans -, la déglaciation et la période chaude actuelle qui dure depuis 10.000 ans. Au début des années 80, chercheurs suisses et français publient des résultats surprenants: il y a 20.000 ans les teneurs de l’atmosphère en gaz à effet de serre – dioxyde de carbone et méthane – étaient sensiblement plus faibles que celles de la période chaude. Pour valider cette trouvaille, il faut remonter dans le temps en traversant toute la période glaciaire pour atteindre l’interglaciaire précédent qui a pris place il y a plus de 100.000 ans. Une telle série d’échantillons existe; elle se trouve à la station Vostok, le pôle du froid sur la Terre, où les Expéditions Antarctiques Soviétiques ont atteint une profondeur de 2200 m, après des années d’efforts.


150.000 ans d’archives


Nous sommes au temps de la guerre froide. Heureusement la communauté des Polaires ne connaît pas de frontière et, avec le soutien de l’Institut Arctique et Antarctique de Léningrad, de l’Institut de Géographie de Moscou et de la NSF, nous débarquons fin 1984 avec un avion américain à la base soviétique de Vostok. Les conditions de travail sont rustiques, même si l’accueil est chaleureux, mais la moisson est riche. Pour la première fois, les glaciologues disposent d’une série non perturbée par l’écoulement de la glace couvrant 150.000 ans soit l’ensemble du dernier des cycles climatiques qui caractérisent le Quaternaire, comme l’ont révélé les sédiments marins. Dans les deux années qui suivent une série de publications, qui sont autant de premières, portent sur la reconstitution du climat et de la composition de l’atmosphère. Une longue période glaciaire prend place entre l’interglaciaire actuel et celui existant il y a 120.000 ans. La mesure d’un nouveau paramètre (l’oxygène 18 dans les bulles) permet de relier les variations de la température avec celles obtenues à partir des sédiments marins; glaciaires et interglaciaires ont entraîné des variations périodiques du niveau des mers de 120 m. La succession des chauds et froids est beaucoup plus marquée dans les glaces, où l’amplitude de la température est supérieure à 10°C, alors qu’elle est en moyenne de 5°C sur le globe.

Pour la première fois, les archives glaciaires démontrent que températures et concentration de l’atmosphère en gaz à effet de serre, dioxyde de carbone (CO2) et méthane (CH4) sont étroitement liées. Les résultats obtenus confortent l’idée que la succession des stades glaciaires et interglaciaires du Quaternaire est initiée par les faibles variations périodiques de l’énergie reçue par la Terre en fonction de sa position par rapport au Soleil. Mais ils montrent aussi que l’amplitude des variations de la température ne peut s’expliquer que par des mécanismes d’amplification de ce signal relativement faible. L’un est connu: c’est le pouvoir réfléchissant de la surface terrestre qui dépend du développement ou de la fonte d’immenses calottes glaciaires aux hautes latitudes de l’hémisphère Nord, l’autre est l’effet de serre naturel qui varie avec la composition de l’atmosphère. Cette idée nouvelle conduit à réviser la théorie astronomique des paléoclimats. Nous estimons que près de la moitié de la variation moyenne de 5°C – à l’échelle du globe – est due aux fluctuations naturelles des concentrations en gaz à effet de serre. Cette idée mettra des années pour s’imposer. Elle conduit à une sensibilité du climat proche de celle utilisée maintenant dans les modèles d’estimation du réchauffement climatique prévu au cours du 21ème siècle, suite à l’effet de serre lié aux activités humaines.

On montre aussi que l’atmosphère des périodes glaciaires contient beaucoup plus d’impuretés que celle des périodes chaudes, qu’il s’agisse des sels marins ou des poussières provenant des continents lointains, ce que l’on explique par une turbulence accrue de l’atmosphère et l’extension des zones arides.

Interrompant les lentes évolutions du climat on observe parfois des variations plus rapides, la plus marquée prenant place il y a 13 à 14.000 ans. Les résultats obtenus au Groenland dans le cadre d’un projet regroupant la Suisse, l’Allemagne et la France autour des Danois révèlent encore plus clairement ces accidents qui témoignent d’à-coups dans l’écoulement des calottes glaciaires et dans la circulation des courants océaniques et, de façon plus générale, d’instabilités dans les interactions climatiques entre atmosphère, océans et glaces.


Des structures pour la recherche polaire


Les recherches menées aux hautes latitudes nécessitent, plus qu’ailleurs, des structures assurant des besoins logistiques lourds spécifiques pour les opérations de terrain. Parmi les nombreux comités que j’ai présidés, je voudrais mentionner celui guidant les recherches en Antarctique: le SCAR. Il poursuit l’action des chercheurs de l’AGI qui a conduit à la signature du Traité de l’Antarctique en 1961. Ce traité donne à ce continent un statut unique et l’assise d’une coopération internationale restée vivace même dans les périodes noires de la politique. Je me suis aussi consacré à la réorganisation de la recherche polaire nationale, présidant à la mise en place de l’Institut Français pour la Recherche et la Technologie Polaires créé en 1990.

Enfin, avec l’aide de la Fondation Européenne de la Science, j’ai pu lancer le projet EPICA (European Programme for Ice Coring in Antarctica) soutenu par la Commission Européenne. Bel exemple de coopération, les chercheurs de 10 pays européens (Allemagne, Belgique, Danemark, France, Grande-Bretagne, Italie, Norvège, Pays-Bas, Suède, Suisse) ont entrepris d’explorer de nouvelles zones en Antarctique et de forer jusqu’au socle rocheux une glace d’environ 3000 m d’épaisseur, sur le site de Dome Concordia où j’avais dirigé la campagne de forage qui avait atteint 900 m il y a quelque 25 ans.


Retour au cœur des glaces antarctiques: il y a 420 000 ans


D’autres forages sont entrepris en Antarctique (Japonais et Américains) et au Groenland (Européens). Mais à Vostok, après des années d’efforts, la profondeur atteinte en 1996 est de 3623 m, où la glace a plus de 400 000 ans d’âge. Tout au long de cette carotte, chercheurs français, russes et américains confirment la remarquable association entre gaz à effet de serre et climat et progressent dans la compréhension des mécanismes. Au niveau des déglaciations, on peut ainsi proposer la séquence suivante: signal astronomique, variations de la température puis des teneurs en CO2 et fusion des calottes glaciaires. Les fluctuations du CO2 sont régulées par les océans, à travers des processus physiques et chimiques mais aussi biologiques, le monde vivant participant ainsi à l’évolution du climat. De façon surprenante, températures, concentrations en aérosols et en gaz à effet de serre varient entre des maxima et minima relativement constants. Depuis des centaines de milliers d’années le système climatique de la Terre s’auto-régule pour évoluer entre deux états stables bien définis. Qu’en sera-t-il demain ?


La montée des pollutions: le regard des glaces


Ces résultats permettent de mettre en perspective l’effet des activités humaines sur la composition de l’atmosphère et c’est par exemple sur la base des niveaux naturels caractérisant les derniers siècles et millénaires que les glaciologues ont pu évaluer les impacts d’origine anthropique. Ils sont nettement marqués pour les composés chimiques tels que les nitrates, dont l’une des sources est les engrais utilisés en agriculture, et les sulfates dérivés de la combustion du charbon. On observe aussi une croissance des teneurs en plomb, démarrant avec l’industrie des Romains et s’accélérant avec l’utilisation du plomb comme additif dans l’essence. Si ces traces de pollution dans les neiges du Groenland se limitent à l’hémisphère Nord, où se trouvent les pays les plus industrialisés, les retombées des explosions thermo-nucléaires s’étendent, via la stratosphère, à l’ensemble de la planète. La radioactivité des neiges polaires suit ainsi le calendrier et la puissance des tests réalisés dans l’atmosphère.

Les gaz à effet de serre, dioxyde de carbone (CO2) et méthane (CH4) voyagent aussi tout autour de la Terre. Les sources anthropiques sont d’une part la combustion des carburants fossiles (CO2) et d’autre part l’élevage et l’extension des rizières (CH4). Depuis les années 1750, le début de l’ère industrielle, les concentrations du dioxyde de carbone ont ainsi augmenté de 30% et celles du méthane ont plus que doublé. Ces teneurs sont largement supérieures à celles des derniers 420.000 ans, rompant les bornes des équilibres naturels. Elles marquent l’entrée dans une nouvelle ère, baptisée  » Anthropocène  » par le Prix Nobel Paul Crutzen, où s’affirme l’influence marquée des activités humaines sur notre atmosphère. Si l’on a su trouver des remèdes à la pollution atmosphérique due au plomb en introduisant un nouveau type de carburant, ou en interdisant les CFC dans le cas de l’ozone, dans de nombreux autres cas (c’est celui des gaz à effet de serre) il n’existe pas actuellement de solution technologique satisfaisante et disponible.


Climat et Société


Cette hausse des teneurs en gaz à effet de serre devrait conduire à un réchauffement sensible de la planète au cours du 21ème siècle, comme suggéré par les données des archives glaciaires et comme le prévoient tous les modèles de simulation du climat. Ce dérèglement climatique entraînerait de fortes précipitations ou la sécheresse selon les zones géographiques, une hausse du niveau des mers, … Les conséquences seraient nombreuses et affecteraient ressources en eau, agriculture, santé, biodiversité et, d’une façon générale, les conditions de vie des humains, en particulier dans les zones côtières et dans certains pays en voie de développement. Les impacts sur la planète blanche sont déjà très sensibles: recul des glaciers, dont la fonte contribue à la hausse du niveau des mers, retrait de la banquise en Arctique…

C’est à travers le regard des glaces que j’ai pris conscience des dysfonctionnements des rapports entre l’Homme et les milieux naturels. Je me suis impliqué dans une réflexion des académies françaises autour des thèmes climat, énergie et société. Un sujet où interviennent de nombreux acteurs: chercheurs, éducateurs, ingénieurs, industriels, politiques et citoyens; et les médias où je me suis efforcé d’intervenir sous forme de livres, conférences, émissions radio et télévisées. Pour moi le climat est l’un des grands défis du siècle, que se doit de relever dès maintenant notre société. Il faut pour cela, et pour d’autres problèmes aussi, dénouer le lien actuel entre développement économique et dégradation de notre environnement. Un vaste sujet, encore en friche, où le savoir devra fonder une action arbitrant des approches écologiques, économiques et sociales divergentes.


En guise de conclusion


D’autres carottages profonds sont en cours dans le cadre des projets North GRIP (Groenland) et EPICA (Antarctique). Projets bien légitimes, puisque l’étude croisée du climat et de la composition de l’atmosphère, qui a valeur globale, ne repose que sur de trop rares forages; et qu’une meilleure compréhension du système climatique ne peut se passer d’une approche bi-polaire.

Les archives glaciaires n’ont pas encore livré tous leurs secrets et les progrès technologiques, couplés avec l’imagination des chercheurs, ouvrent sans cesse de nouvelles voies de recherche. S’il faut encore mieux fonder la crédibilité du réchauffement climatique lié aux activités humaines, tant les enjeux sont importants, la recherche doit aussi rester ouverte aux surprises. L’une de celles-ci est la découverte, à la suite du carottage réalisé à Vostok (Antarctique), d’un  » lac  » situé sous la glace, à 3700 m de profondeur. Ce  » lac  » contient sans doute des indices pour reconstituer l’histoire mal connue de la formation de la calotte glaciaire à l’échelle des temps géologiques; mais les chercheurs vont aussi s’efforcer de répondre à une question qui ouvre d’autres horizons: y a-t-il des traces de vie dans cette eau isolée de notre biosphère terrestre, peut-être depuis des millions d’années, et soumise à des conditions extrêmes ?

Pour conclure cette réflexion engagée à l’occasion du prix Balzan il me plaît – et c’est peut-être une sorte de vanité – de voir maintenant une cohérence dans une démarche où la succession des campagnes sur le terrain a précédé des découvertes enrichissant les recherches sur la mémoire des glaces. Mais ce cheminement ne saurait être dû à une trajectoire et une œuvre solitaires. En dehors du soutien des organismes logistiques et scientifiques, français, américains ou russes, et pour se limiter à quelques noms, j’aimerais mentionner l’émulation – enrichissante – des relations avec Hans Oeschger et Willie Dansgaard qui ont été d’autres pionniers des recherches sur la mémoire des glaces et avec Volodya Kotlyakov, avec qui j’ai démarré le projet Vostok. Enfin je ne saurais oublier ceux, Jean Jouzel et Dominique Raynaud, qui m’ont rejoint dans cette quête dont ils assurent, avec d’autres, la poursuite.

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