Défense et Illustration de l’Egyptologie – Berne, 19.11.1993

France

Jean Leclant

Prix Balzan 1993 pour l'art et l'archéologie de l’antiquité

Egyptologue de premier plan à l’échelle internationale, Jean Leclant a effectué des fouilles et des découvertes fondamentales à Saqqarah et dans d’autres sites archéologiques ainsi qu’au Soudan et en Ethiopie, dont il a toujours donné des chroniques approfondies et concluantes. Il a étendu ses recherches non seulement à toute la civilisation de l’Egypte antique, depuis les origines jusqu’à la décadence, mais aussi à sa diffusion dans le monde méditerranéen comme le montrent, en particulier, ses études sur Chypre.

C’est le 22 septembre 1822 qu’est née l’Egyptologie, avec la lecture par Jean-François Champollion, devant l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, de son Mémoire « Sur les hiéroglyphes et sur leur emploi dans les inscriptions et monuments égyptiens pour y transcrire les noms, les surnoms et les titres des princes grecs et romains », publié peu après dans la fameuse « Lettre à M. Dacier », Secrétaire perpétuel de cette Académie. En fait, Champollion traitait là d’un cas exceptionnel ; pour noter les noms étrangers à leur langue, les Egyptiens devaient avoir recours à des signes de valeur alphabétique, « des signes doués de la faculté d ‘exprimer des sons ». Mais tout au long des étapes de son déchiffrement, Champollion a toujours été en avance, et d’assez loin, sur ce qu’il publiait. A quelques modifications près, somme toute secondaires, il possédait dès alors tout le système qu’il présenta en 1824 dans son « Précis du système hiéroglyphique des anciens Egyptiens », où l’on peut lire la définition la plus compréhensive jamais donnée du système hiéroglyphique : « système complexe, une écriture tout à la fois figurative, symbolique et phonétique, dans un mème texte, dans une mème phrase, je dirais presque dans un mème mot ».

Puis se succédèrent à un rythme étonnant les publications d’éléments de chronologie et d ‘histoire ainsi qu’un panthéon, la grande exploration de la vallée jusqu’à la seconde cataracte (à la limite de l’actuel Soudan) avec la copie de tant d’inscriptions majeures, enfin la rédaction de la « Grammaire », sa « carte de visite pour la postérité ». Jean-François Champollion meurt prématurément, épuisé par le labeur, le 4 mars 1832.

On ne saurait en quoi que ce soit minimiser la découverte du génial déchiffreur, appuyée sur d’immenses connaissances – il savait alors tout ce qu’il était possible de connaître de l’égyptien pharaonique et possédait presque toutes les langues anciennes ou orientales; les enquêtes récentes montrent cependant qu’il serait juste d’associer aux débuts glorieux de l’Egyptologie le médecin anglais Thomas Young, le Pisan Ippolito Rosellini, puis, quelques années plus tard, le grand savant prussien Richard Lepsius; on pourrait ainsi évoquer une création européenne de l’Egyptologie.

En ce qui concerne les recherches sur le terrain, leur essor est dû à Auguste Mariette, avec ses fameuses découvertes en 1850 au Sérapeum de Memphis; en 1858, il fut nommé par le Khédive directeur de ce qui devait devenir le Service des Antiquités de l ‘Egypte; homme de terrain essentiellement, il n’ est pas de grands sites égyptiens où il n’ ait travaillé jusqu’ à sa mort à la tâche, en janvier 1881. Ce fut Gaston Maspero qui lui succéda, tout à la fois archéologue, philo­logue et historien – un égyptologue complet.

Il y a en effet bien des façons d’être égyptologue – c’est-à-dire quelqu’un qui étudie l ‘Egypte, mais, précisons-le, l ‘Egypte ancienne, la civilisation des Pharaons qui s ‘est exprimée dans la langue des hiéroglyphes. Pour les recherches sur les périodes les plus tardives, la relève est prise par les papyrologues qui se con­sacrent à l’Egypte gréco-romaine ; leurs documents, en grec et parfois en latin, sont écrits sur des papyrus. Ils passent la main eux-mêmes aux coptisants qui étudient l’Egypte chrétienne; la connaissance de la langue copte est d’ailleurs précieuse pour l’ensemble des égyptologues puisqu’elle perpétue celle de l’égyptien ancien; elle fut pour Champollion d’un très grand secours: « je suis si copte, répétait-il adolescent, que pour m’ amuser je traduis en copte tout ce qui me vient à la tête; je parle copte tout seul, vu que personne ne m’entendrait ». Viennent enfin les arabisants, l ‘Egypte ayant été conquise en 639 de notre ère par Amr lbn el As.

Le domaine de l ‘Egyptologie est immense dans le temps, mais aussi dans l’espace. En laissant de côté une très longue préhistoire, il reste encore trois millénaires et demi pendant lesquels l’Egypte a vénéré les mêmes divinités et a été soumise à un même pouvoir, celui d’un dieu sur terre: le Pharaon. Notons qu’aux trente et une dynasties recensées par Manethon, on doit ajouter les Lagides, puis les Empereurs romains, qui ont continué à être, pour la vallée du Nil, de vérita­bles Pharaons : une histoire pharaonique qui se poursuit ainsi jusqu’au IVe siècle de notre ère. La Chine exceptée, aucune civilisation ne peut s’enorgueillir d’une telle pérennité. Quant à l’espace couvert, c’est toute la vallée du Nil : l’Egypte, mais aussi désormais le Soudan ; les curiosités des égyptologues ; nous le verrons, peuvent en effet s ‘étendre de façon à première vue inattendue jusqu’ en des zones bien éloignées du Nil.

Plus encore, quelle diversité de perspectives, de thèmes et de méthodes sous le même nom d ‘Egyptologie. On peut n’étudier que la langue égyptienne et demeurer un philologue pur, spécialiste de lexicographie, de grammaire, de phonétique ou de linguistique. Un « hiératisant » se penchera de préférence sur les textes littéraires ou administratifs écrits dans la langue cursive appelés « hiératique ». Le « démotisant » travaille sur des documents de basse époque, l’état de la langue et de la graphie étant alors le « démotique » ou langue vulgaire. Si l’on se spécialise dans les inscriptions hiéroglyphiques gravées en d’interminables séquences sur les parois des grands temples des souverains hellénistiques et romains, à Edfou ou à Dendera, on est un « ptolémaïsant ». Certains préfèrent l’étude des documents religieux ; ils peuvent appliquer à la vallée du Nil des temps anciens les méthodes les plus modernes de la phénoménologie religieuse; mais d’autres s’orientent vers l’histoire économique et sociale.

Tous ces travaux peuvent être menés dans une bonne bibliothèque, à partir de documents publiés. Mais ceux-ci sont eux-mêmes le butin d’une archéologie militante qui va chercher dans le sol les matériaux nécessaires à l’étude philologique et à l’élaboration historique. Nombre d’érudits que nous venons de considérer du point de vue de la philologie pratiquent également l’archéologie. Mais, sur les chantiers, on rencontre encore des collègues provenant d’autres horizons, tels les architectes. D’autres ont pu commencer leur carrière en copiant ou photographiant scènes et inscriptions, puis, mordus par le « canard égyptologique » comme se plaisait à le dire Mariette, le plus illustre de ces autodidactes, ils ont peu à peu appris les hiéroglyphes et se sont initiés aux arcanes d’une civilisation qui les fascinait. Certains, au cours d’un voyage dans la vallée du Nil, ont soudain subi un appel irrésistible, et ils ont tout quitté pour l’Egyptologie. De toute façon, tous ont dû tant bien que mal s ‘initier aux hiéroglyphes, car il n’est guère possible, dans une civilisation toute entière sous la dépendance du scribe, de distinguer une « field archaeology », uniquement soucieuse des techniques de fouilles, d’une connaissance d’ensemble, pour laquelle une étude des inscriptions demeure irremplaçable. A mon sens, on ne saurait en Egyptologie dissocier totalement études philologiques et recherches archéologiques. Les hiéroglyphes en eux-mêmes sont monuments ; les considérations épigraphiques sont fondamentales: telle inscription de Kamak que les cartouches de Thoutmosis m pourraient faire ranger dans un corpus de la XVIIIe dynastie, se trouve en fait gravée sur une paroi que I’ étude architecturale du monument assigne à I’ époque ptolémaïque; ce pourrait être une copie très fidèle de l’original, mais elle peut tout aussi bien comporter des modifications notables, dans la graphie en particulier.

Avant d’aborder les « fouilles » proprement dites – évidemment I’ aspect le plus spectaculaire de I ‘Egyptologie -, mentionnons encore les recherches patien­tes dans les dépôts des chantiers archéologiques et aussi – combien fructueuses – celles effectuées dans les réserves des Musées : documents et textes totalement inédits bien souvent; inscriptions aussi, parmi les plus connues et facilement ac­cessibles, qui mériteraient pourtant d’être republiées.

Rien n’ est évidemment plus enthousiasmant que de remettre au jour des vestiges enfouis depuis des millénaires; mais la joie de cette résurrection ne doit pas faire oublier, à qui a le privilège de fouiller, une responsabilité fondamentale; la démarche de l’archéologue est irrémédiable: comme le détective veille à préserver tous les témoignages de son enquête, le fouilleur, au fur et à mesure qu’il déblaie et s’enfonce dans le terrain, doit noter rigoureusement toutes ses observations, les plus évidentes comme les plus minimes; car l’une d’elles s’avèrera peut-être plus tard comme décisive.

Tout au long de la vallée du Nil, les chantiers de fouilles sont de types très divers. Certains sont de vraies usines – en particulier les chantiers américains – où les moyens matériels peuvent être considérables : camions, bateaux, staff atteignant plus de trente personnes très minutieusement spécialisées. D’autres au contraire – et ce sont les chantiers français en général – sont de type artisanal ; les fouilleurs doivent y· être de véritables « maitres Jacques ». Par leur situation juridique, les chantiers diffèrent aussi beaucoup : chantiers d’Etats, chantiers d’Universités, chantiers dûs parfois à des initiatives privées, car il se rencontre – trop rarement d’ailleurs – des mécènes. Le nombre des missions étrangères de toutes espèces et de toutes dimensions qu’accueille chaque année l’Egypte approche les deux cents, conjuguant les efforts de savants de toute l’Europe, d’Amérique, rejoints ces dernières années par plusieurs expéditions de collègues japonais. Retenons le rôle grandissant que tient – ce qui est bien naturel – l’Organisation Egyptienne des Antiquités elle-même.

Si les grands sites voisins du Caire : Giza et Saqqarah, Dahchour et Licht, ainsi que ceux de la Haute-Egypte, la région thébaine en tête, continuent d’être l’objet de recherches de premier pian – et comment pourrait-il en être autrement -, l’attention se porte aussi sur des zones demeurées longtemps mal connues, parce que peu explorées. C’est avec raison que des efforts particuliers ont été consacrés au Delta : le développement des cultures, I’ explosion démographique, autant de facteurs mettant en péril tant de tells ou de vestiges jusque-là préservés. Plusieurs fouilles nouvelles ont déjà modifié nos connaissances: ainsi pour la préhistoire, Minshet Abou Omar ou Tell Ibrahim Awad prennent rang auprès de la traditionnelle Bouto; ainsi aussi pour la Seconde Période Intermédiaire – époque décisive non seulement pour l’Egypte mais aussi pour toute la Méditerranée orientale -, le site de Tell el-Daba, avec ses étonnantes révélations annuel­les dont celle d’un édifice avec des peintures minoennes: on y voit un personnage faisant le saut périlleux entre les cornes d’un taureau. Au-delà des confins orientaux et de Tanis, des enquetes méthodiques sont désormais menées à Tell el­Herr et dans le Nord-Sinai: en raison d’un pian projeté d’irrigation. Du côté Ouest, on pourra regretter qu’au-delà des rives du Maréotis, l’attention n’ait pas été at­tirée plus tôt, avant que d’ Agami à EI-Alamein, la côte ne soit défigurée sous le béton d’une succession sans trêve de « marinas »; saluons la belle trouvaille à Mar­sa-Matrouh, dans la lagune de Bates Island, de céramique chypriote.

En remontant la vallée, des enquêtes sont en cours à travers la moyenne Egypte. Dans la zone de Sohag, à de magnifiques découvertes fortuites se sont ajoutées les recherches systématiques de la nécropole de I’ Ancien Empire d’ EI­Hawawish; plus près de Qena, Nazlet Safah et Taramsa sont des sites paléolithiques caractéristiques. Enfin, au-delà de Thèbes et jusqu’ à Assouan, c ‘est une suite ininterrompue d’entreprises fructueuses, depuis la préhistoire à Adaïma et Hiéraconpolis jusqu’à l’époque romaine, avec la forteresse de Nag el-Haggar.

De chaque côté de la vallée, loin dans l’immensité des déserts, l’activité archéologique s’est répandue très vite, au rythme du développement très récent des moyens de communication : axes routiers, camions et voitures. A I’ Ouest, des explorations de très vaste envergure ont pu être menées par des expéditions, indépendantes les unes des autres, de préhistoriens allemands et américains. Les Français ont fouillé la très importante nécropole de I’ oasis de Dakhleh et ont travaillé à Khargeh. Le désert orientai n’a pas été négligé; le long de la Mer Rouge, les mines du Gebel Zeit ont été étudiées avec soin, tandis que les carrières du Mons Claudianus livrent des trésors d’ostraca du Ile siècle de notre ère.

Quant à la Nubie, c’est désormais une province de choix pour l’Egyptologie. Tous connaissent les nombreuses expéditions qui, dans les années soixante, ont travaillé dans la zone vouée à la submersion par les eaux de l’immense lac Nasser; sur 500 kilomètres, ce fut une étonnante action archéologique, avec la participation de dizaines d’ expéditions scientifiques de tous pays. En amont, le Soudan connait encore d’importantes entreprises. Pour la préhistoire, les noms de Kadruka (sur la ligne des puits au Sud-Est de Dongola), de Kadada (près de Sbendi), de Kadero ou de Saggai (au Nord de Khartoum), sont devenus éponymes pour les études de la préhistoire africaine. Ce sont tout à la fois les Africanistes et les Egyptologues qui profitent des fouilles suisses, magistrales, de Kerma (en amont immédiat de la IIIe cataracte), révélant les nécropoles, les temples et même I ‘habitat de la métropole de l’ancien royaume de Koush, de la première moitié du Ile millénaire. Au début de 1990, à la suite d’explorations préliminaires de la zone demeurée terra incognita de la IV e cataracte -en fait un très long bief de plus de 200 kilomètres où le Nil coule exceptionnellement du Nord-Est vers le Sud-ouest-, j ‘ai pu soumettre le projet d’une action concertée, sous l’égide de I ‘UNESCO ; celle-ci allait se mettre en place quand elle s’ est trouvée interrompue par une aggravation des conditions politiques et économiques du pays. Tout au long du Nil, du Nord de Khartoum jusqu’à la frontière septentrionale du Soudan, les enquêtes se poursuivent dans une zone qui a connu la puissance successive des princes de Napata, puis des souverains de Méroé. Ainsi, notre équipe travaille dans la métropole locale de Sedeinga où, sous les sables accumulés, se dissimulent les restes des pyramides de briques d’une nécropole qu’on peut dater des environs de l ‘ère chrétienne. Quelques inscriptions s’ajoutent bon an mal an au « Recueil d’Epigraphie Méroïtique” ; d’une graphie difficile, elles sont les témoignages d’une langue encore en cours d’étude. A la montagne sainte du Gebel Barkal, des recherches audacieuses ont permis de repérer de gigantesques panon­ceaux aux noms de Taharqa et Nastasen, gravés au sommet d’une grande aiguille de rocher et recouverts de plaques d’ or; on peut rêver désormais à l ‘éclat d’ or prestigieux qui annonçait au loin la grande capitale africaine de Napata.

Il est également aujourd’hui bien difficile pour un égyptologue de négliger totalement les terres voisines du Proche-Orient et le monde méditerranéen : dans les pays de la Bible’, la Syro-Palestine abondent les témoignages des relations avec la vallée du Nil, à travers toute l’ Asie antérieure même, puisqu’un sceau important a été retrouvé à Metzamor en Arménie. A basse époque, on constate la diffusion d’une abondante pacotille égyptisante à travers la Méditerranée orientale par la Phénicie, Chypre, Rhodes, jusqu’ à Carthage et aux cotes de l’Espagne: un magnifique vase d’albâtre au nom du roi hyksos Aa-ouser-Rê Apopi et de la princesse Taroudet a été recueilli à Almufiécar en Andalousie. Enfin, les cultes isiaques, par Délos, la Grèce, la Campanie ont gagné l’Empire romain jusqu’au limes du Danube et de la Rhénanie.

Le rapport où chaque année, grâce aux indications fournies par mes collègues, je signale sommairement toutes les fouilles et les découvertes égypto­logiques très multiples dépasse de loin la centaine de pages, en caractères serrés. Cette immense masse documentaire ne prend son sens que si les résultats sont publiés en détail par les fouilleurs eux-mêmes. A ce prix sont les progrès d’une meilleure connaissance de la culture pharaonique. Mais qui pourtant oserait désormais prétendre maitriser totalement une énorme bibliographie qui croit de façon très rapide : en 1957, on atteignait 575 numéros, 870 en 1976, pour 1987 _ la dernière année dont on ait un recensement-pas moins de 1102 numéros : courtes notes parfois, mais aussi, souvent, épais in-folio. Pour nous y retrouver, nous ne disposons actuellement d’aucun index, ni par matière, ni par période ; les projets visant à établir de tels instruments de travail par les voies de l’informatique n’ont pas encore abouti, malheureusement. Pace à ce réel océan d’informations, le travail des historiens qui œuvrent actuellement sur l’Egypte pharaonique peut apparaitre à un observateur objectif comme assez ponctuel et même quelque peu désordonné : il s’agit d’une sorte de grignotage sans plan d’ensemble et souvent sans thème conducteur. En marge d’une découverte de fouille ou d’un objet aperçu dans un Musée, à propos d’un papyrus présentant quelque intérêt philologique, le chercheur se livre à une enquête épisodique ; il fournit ainsi une contribution très partielle qui prend sa place plus ou moins bien dans ce que l’ on croit connaitre de l’histoire pharaonique.

Mais il y a plus encore. En effet les Egyptiens n’ont pas conçu une histoire événementielle telle que nous la pratiquons. Pour eux la suite des faits s’inscrit dans le cadre d’une image globale du monde, où le mythe est l’archétype du devenir.  Il faut avoir vécu en Egypte, l’Egypte éternelle, pour y mesurer L ‘impératif des deux grandes forces de la nature : le fleuve et le soleil. D’une part, c ‘est l’action quotidienne de Re, sa naissance soudaine dans le rose de l ‘aurore dissipant le chaos de la nuit, sa montée régulière jusque ‘à l ‘ardeur brutale dans la culmination, puis, au soir, sa disparition dramatique à l’horizon. Quant au Nil, sa crue de la mi-juillet marquait, avant les barrages modernes, le rythme annuel. Avec le limon bienfaisant, c’est la vie ; tout autour, hors de l’inondation nourri­cière, c’est le désert. Ainsi les Egyptiens ont-ils opposé à l’inorganisé un espace d’une rigoureuse régularité soumis à Maât, la « Vérité Justice » -nous dirions l' »ordre du monde », selon les termes des Stoïciens (mais il faut ici nous souvenir que le Portique s’est développé lui-même à Alexandrie): chaque jour le soleil disparait, mais il doit revenir au matin; chaque année la terre se dessèche, mais l ‘ordre du monde ramène la crue. Et dans cette immense machinerie, e’ est à l’action de Pharaon, « maître de Maât » que l’Egypte doit de survivre.

Selon les schémas subtils d’une symbolique immuable, à des niveaux de correspondances multiples, Pharaon est le garant de l’ordre. Les gestes du dieu­roi sont destinés à assurer le triomphe du pays en tous domaines : par les rites du culte, il procure à l’Egypte l’appui des dieux; par sa sagesse, il lui assure prospérité et justice; par sa vaillance, il la protège du désordre des hordes étrangères. Lors même qu’il chasse, Pharaon affirme le triomphe de l’Egypte: scènes de chasse et thèmes de guerre, selon un parallèle révélateur, sont combinés sur le célèbre coffret de Toutankhamon; au revers du grand temple de Médinet Habou (le temple funéraire de Ramsès III), ce sont des soldats en tenue de combat qui accompagnent le roi s’affrontant aux animaux sauvages. Sur les reliefs figurant les batailles, Pharaon, d’une taille héroïque, dressé sur son char et brandissant une arme de guerre, s’oppose à la multitude confuse, désordonnée et d’avance vaincue, des ennemis de l’Egypte. Dans le récit de ce que nous aurions la tendance toute naturelle à considérer comme un événement historique, Pharaon en fait actualise un moment nécessaire de son rôle régulateur.

L’univers de Pharaon s’est voulu répétant sur des plans multiples les mêmes archétypes – et ceci indéfiniment, en dehors de tout devenir créateur ou novateur. Il nous est donc fort difficile de réussir à y cerner le cours du temps. Un exemple permettra de mesurer la difficulté des recherches menées selon la conception moderne de l ‘histoire. Au temple funéraire de Sahourê, souverain de la Ve dynastie (vers 2500 avant notre ère), les fouilles allemandes ont fait connaitre au début de ce siècle des scènes de triomphe et de tribut: le roi y est figuré vainqueur en particulier des Libyens; les noms de leurs chefs sont indiqués: Ousa et Ouni ainsi qu’ une princesse appelée Khoutites; on ne saurait avoir, à première vue, meilleure « actualisation ». Mais ces mêmes princes libyens ont été aussi recensés au temple de Neouserré, d’un siècle postérieur (vers 2400 avant notre ère). Or nos propres ‘fouilles de Saqqarah nous ont fourni une nouvelle attestation de cette « famille libyenne » pour l ‘époque de Pépi Ier, le grand souverain de la Vie dynastie: jalon d’une tradition en quelque sorte classique, puisque les fouilles suisses de Gustave Jéquier avaient fait connaître au temple de Pépi II (vers 2250 avant notre ère) des personnages portant aussi les mêmes noms. Plus d’un millénaire et demi plus tard, à l’époque dite « éthiopienne » (c’est-à-dire vers 680 avant notre ère), dans le très lointain Soudan, la « famille libyenne » se retrouve avec exactement les mêmes noms, dans deux scènes du temple de Taharqa à Kawa. On pourrait multiplier les exemples. C’est pourquoi il est si difficile de considérer comme totalement « historiques » même les grands textes classiques du Nouvel Empire qui relatent, avec une apparente profusion de détails concrets, les conquêtes ou les événements ( ou ce que nous considérons comme des événe­ments) de politique intérieure.

D’autre part, voudrait-on utiliser les inscriptions qui ont été gravées dans leurs tombes par les grands notables, nous devrons toujours considérer, de façon préalable, que ces textes étaient destinés aux dieux et non pas à la postérité : il s’agit essentiellement de « biographies idéales ». L ‘Egypte n’a pas été un royaume de ce monde.

Telles sont, fort grandes, les difficultés que connaissent ceux qui tentent de reconstruire le passé de l’Egypte pharaonique. Ne croyons pas davantage que l’approche artistique puisse se faire elle-même de plain-pied. La représentation égyptienne a ses règles propres, avec son organisation particulière, ses codes. Ne prenons qu’un exemple: à la perspective des arts classiques ou modernes, l’art égyptien oppose l' »aspectif’. Il procède selon une analyse conceptuelle de la réalité des choses ; le même objet peut être rendu simultanément selon plusieurs de ses angles de vue; les dimensions respectives des divers objets ou personnages peuvent dépendre de facteurs tout autres que ceux de l’ éloignement, tel l ‘ordre de dignité.

Affrontés à tant de problèmes, retenus par des taches qui nécessitent une spécialisation très poussée et requièrent le maximum de leur temps, les égyptologues risquent de n’avoir que peu de loisirs pour des travaux d’ordre général, pourtant si nécessaires. Ce vide ne manque pas d’être occupé par des vulgarisa­teurs plus ou moins bien informés ; c’est pourquoi, il y a souvent une si grande distance entre les avancées très réelles de la science égyptologique et le tableau banal, assez stéréotypé, que présentent les mass-média de l’histoire et de la culture égyptiennes.

Ne restons pas pourtant sur des affirmations trop pessimistes. Les égyptologues, qui travaillent dans le domaine du Beau par excellence, sont bien conscients de leur mission essentielle, qui est de rendre compte d’un étonnant message : un défi sublime au temps et à la mort. Pendant de longues années, j’ai eu le privilège de dégager à Saqqarah les vestiges des appartements funéraires des pyramides à textes de la Vie dynastie (vers 2350-2200 avant notre ère). Dans les amoncellements vraiment apocalyptiques de blocs effondrés et de vestiges enchevêtrés de toutes dimensions, notre équipe a recueilli des milliers de fragments dont nous avons tiré d’énormes puzzles permettant de compléter les éléments de parois encore en place. Ainsi ont pu être peu à peu restituées de nou­velles séquences des Textes des Pyramides, les compositions qui permettaient au Pharaon de braver l’éternité. « Non ce n’est pas mort, Pharaon, que tu t’en es allé ; c’est vivant que tu t’en es allé », y lit-on. Et les formules contraignantes s’accumulent, contradictoires apparemment ; mais, en fait, des affirmations divergentes peuvent être valables selon des points de vue différents: ainsi le défunt réclame­t-il tout à la fois la renaissance osirienne (la royauté dans les espaces souterrains des morts), solaire (accompagner le dieu Rê dans sa barque qui traverse en gloire le ciel), stellaire (celle des étoiles proches de l’axe polaire, les « indestructibles », « qui ne connaissent pas la fatigue »).

A ces messages de Beauté et d’Eternité, comment, en dépit de tant d’ obstacles rencontrés, ne consacrerait-on pas soi-même I’ ardeur de sa sympathie et de son désir de connaissance.

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