L’itinéraire de l’histoire et des sciences humaines – 15.11.1991

Portugal

Vitorino Magalhães Godinho

1991 Balzan Prize for History: The Emergence of Europe in the 15th and 16th Centuries

For having written a global history of exploration, and colonial conquest and their effects on the history of humanism, sciences, and societies, linking political, economic, and intellectual history in a definite and precise way.

La Belle Époque semblait l’épanouissement du bonheur de vivre, aucune inquiétude majeure ne pointant à l’horizon. Mais souterrainement des séismes sociaux couvaient et la science subissait le bouleversement le plus profond de son évolution. Tout allait être changé.

  1. DE LA LOGIQUE MATHÉMATIQUE ET DE LA NOU­VELLE PHYSIQUE AUX FAÇONS DE PENSER EN SCIENCES HUMAINES.

La science moderne, mathématico-expérimentale, de Galilée et Des­cartes, Fermat et Pascal, Newton impliquait déjà une rupture très profonde avec les règles de pensée traditionnelles. Mais sa logique propre n’avait guère été explicitée. Maintenant – autour de 1900 – une telle explicitation ne suffisait plus. L’École de Peano, l’algèbre de la logique, Russell et Whitehead allaient rompre avec la logique de la prédication, où les termes – singuliers ou concepts – n’étaient liés que par un lien d’une seule nature, attributive. Les énoncés s’ouvraient à tout I’ éventail des relations possibles, les termes eux-mêmes pouvant être des relations, et le jugement pouvant connecter plusieurs termes. Juger et raisonner sont des opérations, souvent étagées, de sorte que la pensée est une construction d’accord avec les indications des opérateurs. Sur les ensembles d’éléments on définit des opérations qui établissent entre eux, entre les parties et sous-parties, voire avec la totalité, les relations qui forment ainsi une structure. On en arrivera, dans la construction des mathématiques, à la trilogie des structures de Bourbaki. Cette logique, parce que constructive, opératoire, permet de manipuler les faits (les sources et données).

D’autre part, en physique, la théorie de la relativité rattachait l’espace et le temps en une texture unique. Puis, identifiant géométrie et physique, structurait l’espace d’après le modèle riemannien, de sorte que ses propriétés passaient à varier selon les localisations. Hétérogénéité de l’espace, mais finie aussi la linéarité du temps. La simultanéité n’a de sens que quand certaines opérations sont possibles, et donc synchronie et dischronie sont des relations complexes en rapport avec les propriétés de l’espace. Toutes les relations supposent les positions des observateurs et les référentiels.

Cette intervention de l’observateur, et des conditions d’observation, s’est accentuée avec les Quanta. Dans le monde de la microphysique on s’est rendu compte que l’observation implique des actions physiques allant modifier les phénomènes observés. Ainsi, si nous arrivons à calculer la variable “y” il devient impossible de calculer la variable “z”, et vice-versa. En réalité, le modèle d’explication qui rendait compte de la situation s2 à partir de la situation précédente s1 n’est plus applicable; nous ne pouvons évaluer que des probabilités, et donc établir des énoncés statistiques.

D’autre part, dans l ‘étude de l’homme des approches et des idées nouvelles étaient proposées et essayées. Janet et Freud, puis Jung, reprenaient, approfondissaient et donnaient une toute autre portée à la conception d’inconscient: l’individu n’est pas transparent à lui-même, les sociétés non plus. Une société n’est pas ce qu’elle croit être, ni ce qu’elle dit être, quoi­ qu’un rapport existe entre les deux. L’individu agit souvent par des motivations très différentes de celles qu’il proclame, voire qu’il croit être les siennes; ses attitudes, ses buts, les valeurs dont il se réclame reflètent en les déformant des réalités autres, opaques à sa propre conscience. La prise de conscience n’ est pas vraie nécessairement: idéologie, elle déforme et justifie; mythe, utopie, elle se rattache à l’inconscient collectif et à des situations sacralisées. Quand elle cherche courageusement la vérité, c’est un effort difficile qui n’atteint son but que dans des conditions propices. Ainsi c’est un leurre que d’explique les conduites individuelles ou collectives rationnellement déjà Pareto l’a affirmé avec force, en mettant au premier pian les con­ duites non logiques. L’action rationnelle ou rationalisée n’est possible que dans certaines structures et situations, et à des agents ou groupes préparés.

En même temps que la psychanalyse, l’introspection expérimentale de Binet et de l’École de Wurzburg montrait que l’analyse de soi, même en ce qui concerne les fonctions intellectuelles, exige une mise sur pied de procédés scientifiques. On a pu ainsi déceler des étagements de la pensée : d’une part, des formes de penser imagétiques, par manipulation directe des images (le schématisme de Kant, repris par Ribot et Revault d’Allones); d’autre part, l’intelligence des relations dispensant le support matériel des images. La pensée est insérée dans les conduites, la pensée sans action étant une intériorisation.

Durkheim, de son côté, prenait le contre-pied de la psychologie, et dégageait la notion de faits sociaux, autonomes par rapport à la vie mentale des individus. Le fait social n’est pas une somme, ou une résultante des faits psychiques rapportés à l’expérience de chacun. Les faits sociaux s’en­chaînent entre eux. C’est-à-dire que pour les aborder il faut des façons différentes de traiter les sources et des notions liées à des opératoires qui font des agrégations de plusieurs ensembles d’individus. Un pas décisif sera donné quand on reliera les conduites sociales aux rôles, d’une part, aux œuvres culturelles, d’autre part. Et Simiand mettait en avant l’impérieuse nécessité de la méthode comparative.

Mais dans la captation des faits humains la distinction introduite par Paul Lacombe en 1894 a été d’une portée incomparable. Le chirurgien X fait une opération à l’appendice de M. Y à telle date, dans l’Hôpital N, situé dans la ville de V. L’individu Un Tel, menuisier, tue à coups de revolver son voisin instituteur, dans tel village, le jour J, mois M, année A. Voilà des faits singuliers: des individus nommés et à situation définie, localisation et datation précisées – de telle sorte qu’il ne peut pas avoir de répétition. Mais les interventions chirurgicales à l’appendice, les crimes de mort, le va-et-vient des troupeaux, une chaine de montage au travail, ce sont des faits de répétition, les individus, dates et locaux changeant évidemment.

Cette distinction de Lacombe a amené à enchainer faits singuliers et faits de répétition en séquences narratives et explicatives indépendantes – histoire événementielle et histoire structurelle-conjoncturelle. Conception aujourd’hui dépassée. Car la logique relationnelle imbrique les deux.

2.            L’AFFIRMATION DES SCIENCES HUMAINES ET LE RÔLE DE L’HISTOIRE

La révolution, au début du siècle, de la logique et des sciences mathématico-expérimentales et l’éveil d’idées nouvelles dans l’abordage des questions humaines ont lancé sur toutes les pistes l’étude scientifiquement conduite de l’homme et des hommes. De nouvelles sciences se forment, d’autres subissent une refonte totale: la psychologie et la sociologie, la géographie humaine et l’ethnologie, l’économie, la linguistique, la hiérologie, l’histoire. Souvent cheminant sur des voies séparées, pourtant notions opératoires, méthodes, voire les problèmes posés tendent à se diffuser à travers tous ces domaines et la façon de les envisager met en cause, à plusieurs reprises, les apports et des unes et des autres. Certaines transformations essentielles les concernent finalement toutes. Le rôle dynamisateur est joué par la géographie humaine et l’histoire, les deux visions les plus globalisantes.

Les découpages sont effacés. Élargissement chronologique : l’histoire embrasse désormais la préhistoire, l’aventure humaine se compte dorénavant par plus d’un demi-million d’années, bientôt davantage. Élargissement géographique : toutes les sociétés et civilisations, même des plus petites dimensions ou le plus à l’écart, entrent en scène : il n’y a pas de groupe humain sans histoire, c’est-à-dire sans passé et sans mémorisation collective.

Ce double élargissement remet en cause la conception de sources et de données, de faits et d’observation. Finis les privilèges des documents écrits, et le cloisonnement des sciences qui utilisaient d’autres bases de départ et vérification. Instruments et armes, monuments et objets (archéologie), comme monnaies (numismatique) ou sites et paysages, aménagement de l’espace (géographie), observation des peuples autres (ethnologie) ou de notre propre civilisation (sociologie – selon la conception traditionnelle -) concourent désormais à la réso1ution des mèmes problèmes, se complètent. En ce qui concerne les documents écrits, la révolution n’a pas été moins profonde : au-delà des chroniques, descriptions, actes diplomatiques, lois, on prend les comptabilités, les procès-verbaux des institutions, les registres paroissiaux, les registres des douanes, la correspondance privée… Au fond, tout ce qui est produit par l’homme – les œuvres culturelles – renvoie à l’homme et aux conduites humaines: ce sont les sources. L’observation participante, comme les enquêtes ou les interviews interviennent par la médiatisation des protocoles auxquels ils aboutissent.

Mais les sources ne le deviennent que par la formulation de problèmes auxquels leur traitement permettra d’ apporter des réponses. Autrefois on ne problématisait que certains types d’activités humaines – les manœuvres politiques, les guerres, la législation. Certaines branches se sont autonomisées, et l’on a cru que les faits de chaque branche s’enchaînaient presqu’en vase clos: c’était l’homo oeconomicus, l’homo religiosus, l’homo politicus, l’homo ludens… Les résultats ? Tout à fait décevants. C’est plutôt l’idée de fait social total (Marcel Mauss) qui peut éclairer notre lanter­ ne. Il ne s’agit plus de se restreindre à quelques groupes (cours princières, par exemple) ni de découper la vie globale des êtres humains en branches autonomes. De l’installation au raz du sol à la fabrication d’utensils et instruments, de la création des paysages aux activités économiques, des relations de voisinage et familiales à l’action politique, des techniques du corps aux croyances, mythes et utopies, rites et symboles, en embrassant toutes les façons de sentir, de penser et d’agir, toutes les couches de la population: tout est lié, et c’est l’homme en entier qu’il s’agit de saisir.

Les sujets et aspects de naguère sont repris d’autres angles et en appliquant les nouveaux procédés. Ainsi les cours ont été placées par Norbert Elias au centre du processus de civilisation: la rationalité liée aux Lumières découlerait plutôt de la curialisation que de la mentalité marchande des citadins. La guerre et les guerres sont venues se replacer au cœur des grands, problèmes de l’évolution sociale et économique, ainsi que de la formation de l’État et des orientations politiques; le développement de la cartographie en a dépendu, ainsi que Machiavel s’était déjà aperçu. La genèse et la complexification de l’État, de diverses formes d’État, sujet cher aussi à Norbert Elias, met en cause l’organisation des finances publiques et leur évolution quantitative, la mise sur pied d’administrations réglées aux rôles sociaux définis, les moyens de communication avec les populations, la capacité à recenser gens, bétail, productions, les conditions de prise des décisions et les cercles sociaux qui les prennent.

Comme Lucien Febvre ne se lassait pas de le répéter : c’est le problème le vrai cadre de la recherche. Dans n’importe quel domaine. C’est la problématisation qui crée les thèmes à creuser. Mais il arrive qu’avant de bien formuler la question nous disposions déjà de la réponse, à peine ébauchée ou en hypothèse articulée. Max Planck le soulignait, pour “qu’il n’est pas moins difficile de poser un problème que de le résoudre, et il arrive souvent que l’énoncé définitif et la solution soient trouvés simultanément”. Car, comme l’expliquait un autre physicien, Condcliffe, nous ne sommes en face d’un vrai problème que quand nous inventons des opérations grâce aux­ quelles la solution devient possible.

C’est donc la formulation claire et précise des problèmes et l’invention et choix des opérations pertinentes qui construisent, parmi les matériaux dont nous disposons ou que nous cherchons méthodiquement, les sources, avec lesquelles nous élaborons les données (termes et relations). Ainsi l’avancement des sciences humaines suppose et impose des panoplies de notions et procédés opératoires.

Si le point de départ reste la distinction établie par Lacombe, on a du la compléter et mieux définir. Les événements sont des faisceaux de faits singuliers à forte influence sur le déroulement des ensembles de faits singuliers et des destinées collectives. Par exemple, l’élection en 1519 de Charles Quint à la tête de l’empire, ou la conquête de la Syrie et de l’Égypte par les Ottomans en 1515-1517; la bataille de Lépante en 1571, écrasant leur puissance navale, ou le putsch stalinien contre la démocratisation de l’URSS, récemment. Pourtant, ces événements s’incrustent dans des trames de faits de répétition, qui définissent les degrés de liberté. Et pois il y a la masse immense des faits singuliers qui n’arrivent pas à être des événements mais tant de fois éclairent les profondeurs. Impossible de les ramasser tous, il faut les organiser en ensembles opérationnels, rattachés aux structures des faits de répétition.

Faits singuliers et faits de répétition traduisent les conduites des individus, les événements les conduites des personnages. Du personnage il faut connaître la biographie pour comprendre son action, et son influence marque l’événement. Ainsi Luther en 1517 à Wittenberg. Nous passons des faits singuliers aux faits de répétition par la suppression de déterminations dans les termes – noms, dates, locaux et circonstances particulières -, en retenant surtout la relation. Le passage des faits singuliers aux événements se fait par l’introduction des personnages – la surdétermination de certains rôles. Mais individus et personnages s’insèrent dans plusieurs champs sociaux (notion due à Kurt Lewin et Norbert Elias) : les groupes, les institutions, les organisations, les strates de la société, la société globale. Chaque champ social ne se réduit pas à l’ensemble des individus qui s’y situent, c’est un tout en lui-même – structuré, en structuration ou déstructuration.

L’appartenance des individus à des champs sociaux signifie qu’ils y jouent des rôles. Introduite par G.H. Mead en 1934, cette notion a été considérée par Ralph Dahrendorf “The basic unit of structural analysis”. C’est le médecin ou le sorcier, le due ou le pilote. Le rôle est un complexe de conduites “sur rail” (préétablies), de valeurs et paradigmes culturels, suscitant de la part des autres des expectatives, dans des situations déterminées. L’association du rôle à la position sociale ou status, proposée par Ralph Linton et accepté par Dahrendorf, ne se vérifie pas toujours. Si le rôle est lié à une fonction sociale, en ce qui concerne celui qui l’exerce on dirait qu’il affiche un masque (mais le masque peut être une fuite au rôle).

Entre les individus, comme entre leurs ensembles, entre les rôles, comme entre leurs trames, des interdépendances se tissent, se déplacent, se transforment. Un réseau d’interdépendances – un champ social – se définit dynamiquement; au pluriel, ils s’étagent, se juxtaposent, s’imbriquent, selon des relations à facettes multiples et dont les ressorts délimitent des aires différentes. Une panoplie de notions opératoires devient donc indispensable afin de poser et traiter une telle problématisation. A cet égard, la pensée américaine est bloquée par deux insuffisances très naïves. D’une part, elle réduit le traitement macro – micro à une seule notion, sac où l’on met n’importe quoi et d’où I’ on tire tout, sans souci de pertinence: c’ est le ” système”. Même Ralph Linton, Edward Shils, Pareto y retombent tout le temps. D’autre part, on est pris au piège de l”’empirique”, comme s’il n’y avait pas eu Kant ni toute la physique de notre siècle.

Nous avons proposé un éventail de notions qui permettent d’aborder les différents côtés des questions, à des niveaux différents. Le régime est l’ordre juridique dans une société donnée: cet ordre normatif suppose la contrainte institutionnalisée, des organes de pouvoir avec des règles définies, une distribution de rôles sociaux qui les mettent en œuvre. Mais il ne faut pas exclure des formes plus frustes. Les organisations sont des complexes de rôles et de règles, assurant certaines fonctions sociales dans des cadres prétracés. Régime et organisations sont des réalités dans les sociétés, quoi­ que des désaccords se creusent entre les pratiques et les patrons qu’ils sont censés mettre en œuvre. Nous réservons le nom de système à un complexe cohérent de relations, conçu comme déduit d’un petit nombre de principes compatibles, et suffisants pour en rendre compte. C’est une conception doctrinale, impliquant des valeurs et des buts assumés. Rarement correspond-il à la réalité. Ainsi, la Grande-Bretagne du XIXe siècle n’est par une nation capitaliste : il y a Galles à économie d’élevage et société de clans, à Londres même prédomine le petit commerce et I’artisanat. Mais le système peut se transformer en force sociale effective, certains mouvements l’adoptant comme programme. Comme exemples de systèmes : la féodalité, le mercanti­lisme, l’absolutisme, le libéralisme, le capitalisme, le socialisme, le communisme.

La notion clé est devenue celle de structure, convergence de racines diverses. C’est, avant tout, l’unité de plusieurs multiplicités relationnelles, c’est la façon selon laquelle un tout est, certaines conditions étant remplies, composé par ses parties, ce sont les proportions entre ces parties ou composantes, leur disposition relative; nous construisons donc une toile d’araignée de relations internes et externes, laquelle spécifie cette totalité en face d’autres totalités. Il est aisé de s’apercevoir que la notion de structure opère à des étagements différents et sur des ressorts inégaux : elle est la clé pour saisir le fait social total (Marcel Mauss). Il ne s’agit pas d’une invariance à travers le temps: la structure de la société américaine au XIXe-XXe siècle est le processus par lequel le primaire s’amenuise constamment, le secondaire se gonfle d’abord pour ensuite se retrécir, et le tertiaire, au début stagnant, décolle à notre époque s’hypertrophiant de façon à écraser les autres. Structure et processus (changements en longue et moyenne période) restent toujours en interconnexion.

Une structure donnée, même compliquée et réunissant des systèmes, ou plutôt des sous-structures non compatibles à longue échéance, peut se retrouver dans des situations géographiques et historiques diversifiées. Ainsi l’économie agricole dominiale et la société seigneuriale liées à une économie mercantilisée et urbanisée : en Italie au XIIIe siècle, au Portugal aux XVe-XVIe, en France et Angleterre au XVIIe. La structure d’une société rat­ tachée à un espace déterminé et entre des bornes chronologiques également déterminées, constituera un “complexe historico-géographique”.

 Cette marche vers le concret, saisi non pas par accumulation de faits mais par des réseaux relationnels, est menée en bonne partie par un approfondissement des textures spatiales et temporelles. Déjà Cantillon en 1730 a décelé des formes de structuration de l’espace selon le peuplement et les connexions entre ses foyers, la circulation des rentes et des flux de produits, ainsi que les caractères sociaux, de chaque agglomération. Ainsi l’espace était alors dessiné par la hiérarchie qui, partant des fermes dispersés et du foisonnement des villages, passe par les bourgs avec leurs marchés, et aboutit aux villes, aux fonctions commerciales, industrielles, épiscopales et politiques, ainsi que d’enseignement. Mais nous pouvons remonter jusqu’autour de 1615, pour trouver chez Antonio Serra et Antoyne de Montchrestien les principes d’articulation d’espaces plus vastes: ainsi, Venise d’une part, un emporium et puissance industrielle, d’autre part le royaume de Naples, fournisseur de matières premières, dans lequel les Vénitiens investissent et dont ils ramassent les profits grâce au contrôle de la production et des douanes. Autre exemple : l’échange inégal dans le commerce européen en Guinée.

Reprenant ces idées des anciens économistes, Edward Shils, Eisenstadt, Wallerstein façonnèrent le modèle qui a un centre, d’où rayonne la domination économique, politique, religieuse, où sont créés les paradigmes, oppose la périphérie, les régions à économies et formes sociales autres (par exemple, le nomadisme pastoral, les communautés de villages agricoles), en position de dépendance, tout au moins d’infériorité dans les échanges et à l’égard de la puissance armée. Les régions périphériques sont assaillies par les valeurs et paradigmes du ou des centres – les Européens ont voulu imposer le christianisme aux Noirs d’Afrique, Indiens des Amériques, Japonais et Hindouistes ; à l’égard de l’Islam, à conversion impossible, ils s’obstinèrent à l’assujettir politiquement. Entre le centre et la périphérie, les semi-périphéries représentent les échelons qui tiennent à la fois des deux. Souvent ce sont des économies et sociétés à évolution différente, d’où peut partir d’ailleurs une réorganisation de ces hiérarchies spatiales ; ou, dans d’autres cas, il s’agit de déchéances relatives – dues à des processus de désindustrialisation ou de décommercialisation, liés au recul de l’urbanisation.

L’aménagement de l’espace met en cause la manipulation et l’organisation du temps. Car à chaque époque, en ce qui concerne chaque complexe, la texture résulte des vitesses de circulation des hommes et des biens et de transmission des nouvelles. Les distances dépendent des techniques des transports et d’envoi des messages : regardez l’Atlantique “réel” du XVIe siècle tel que l’a tracé Chaunu. Mais dans chaque complexe, à un moment donné, nous décelons des présences remontant à des âges différents, donc la simultanéité de temps hétérogènes; ainsi que des rythmes asynchrones de permanences et changements. Maurice Halbwachs a été parmi les premiers à approfondir cette construction du temps. Pour lui, c’est “comme s’il y avait plusieurs histoires qui commencent d’ailleurs les unes plus tôt, les autres plus tard, mais qui sont distinctes’ ‘. Multiplicité des temps sociaux : déjà en 1886 le vicomte de Coruche imaginait chaque nation comme une horloge où l’aiguille des heures représenterait le mouvement de l’agriculture, celle des minutes le mouvement de l’industrie et l’aiguille des secondes le mouvement du commerce. Il suffit de rappeler Braudel et ses trois temps- longue, moyenne et courte durée. Certes, une première approximation : car l’éventail doit s’élargir en multiplicités variables.

En outre, ces textures mettent en cause d’ autres étagements, symboliques. Ainsi l’espace s’ordonnait en fonction du Paradis Terrestre, de Jérusalem la ville centre du monde, à délivrer des Infidèles, des iles d’Éternel Bonheur ou de Malédiction. Comme le temps, mème en dehors de l’ordonnancement biblique, conçu à travers les mythes et utopies de la décadence, du progrès, du retard et du développement.

Des facteurs dynamiques sont ainsi à l’œuvre au cœur mème des structures, qui s’identifient par conséquent avec les processus. Désignons les inégalités et les dischronies. Les périphéries, en retard pourtant, prennent souvent l’initiative et deviennent les moteurs des changements structuraux ; car les centres, qui ont pris de l’avance en vertu d’une grappe d’innovations (Schumpeter), restent ensuite bloqués par l’obsolescence des nouveautés.

L’avenir s’insère dans le présent (ce fut le rôle de I ‘économie monétaire que d’imposer le calcul en tenant compte du futur), et dans le présent remanie les prolongements du passé. Ainsi l’histoire ne se réduit pas à la mémoire-de restitution, elle participe de la prospective et la fonde. Evelyne Patlagean soulignait cette exigence du temps comme dimension maitresse de toute recherche sur l’homme et sut les sociétés humaines. Car des êtres humains, Norbert Elias le répétait volontiers, ce qui ressort c’est l’historicité fondamentale.

3.            LES GRANDES DÉCOUVERTES À LA CROISÉE DES CHEMINS – L’AUTRE ET LES AUTRES ET LES RACINES DE NOS QUESTIONS ACTUELLES

Au-delà de la Révolution Industrielle, il nous faut remonter aux navigations de découverte et à l’expansion outre-mer si nous voulons démêler les fils de la genèse et formation du monde d’aujourd’hui. Mais l’histoire de cette geste océanique a été trop longtemps le domaine de choix de l’événementiel : noms des navigateurs, dates des voyages, leur longueur, les routes suivies, qui a précédé qui. C’était la situation générale vers la fin de la Seconde Guerre Mondiale, malgré la largeur des vues d’un Jaime Cortesao, la rigueur d’analyse de Duarte Leite, l’étude de la navigation par Fontoura da Costa, Luciano Pereira da Silva, Gago Coutinho.

La tâche première était de problématiser les Grandes Découvertes et de les envisager selon les nouvelles conceptions historiques et par les nouvelles opératoires. Donc, tout reprendre à partir des sources reconstruites. Avant, malgré Duarte Leite, on les utilisait pêle – mêle, textes du XVIe et tex­ tes du XVe siècle, sans prêter attention aux cercles sociaux-culturels de leur élaboration, ni à l’outillage mental disponible. Un exemple – le plus fort. L’infant Henri, considéré le promoteur des découvertes portugaises, était peint sous les traits d’un savant, qui s’était entouré de mathématiciens, cartographes, etc., à Sagres : ce portrait ne se trouve pas dans les sources quinziémistes, d’ailleurs à cette époque-là il serait abusif de parler de mentalité scientifique. Mais il ne le sera plus vers le milieu du Cinquecento, et c’est alors qu’il est créé.

Les sources ne nous dévoilent pas les causes des mouvements sociaux-culturels, elles sont des constructions idéologiques (milieux nobles de cour ou réactions urbaines marchandes). Elles s’inscrivent dans les polémiques autour des priorités (droits du découvreur) à l’époque mème. Ainsi la lutte du Portugal pour les Canaries. Aussi les récits de voyages vers l’ouest avant Colomb. Les longueurs qu’elles indiquent, il faut les corriger d’après les façons de mesurer d’alors et leur degré de précision possible : le chroniqueur Zurara les a11onge de 40 à 60%, les chiffres avancés par Vespucci traduisent des méprises, les latitudes colombiennes sont fantaisistes. Il est indispensable de tenir compte de la nature des sources et des circonstances de leur production, les décortiquer ayant comme matrice la catégorie de l’occulte, transpercer leur opacité afin de saisir le caché.

Cette mise en question des sources a permis de déceler, sous l’apologétique d’un infant Henri presque seul promoteur des navigations, le rôle décisif de l’État (Jean ler, la Régence de l’infant Pierre) et la pluralité des initiatives – maisons seigneuriales, ordres militaires, marchands, écuyers et chevaliers. Ainsi des politiques divergentes liées à des formations sociales : la conquête territoriale par les armes s’opposant à l’ élargissement de la découverte maritime et au commerce pacifique; entre les annexions visées, d’une part Grenade, d’autre le Maroc. Mais en approfondissant on a corrigé ce schéma trop simple ; car la bourgeoisie était intéressée également aucon­ trôle des villes marocaines, ainsi que de Malaga, et la noblesse moyenne et inférieure s’adonnait au trafic. Le type social caractéristique de l’expansion portugaise a été le chevalier-marchand ou le marchand-chevalier.

La complexité de ces mouvements et orientations rend vaines les explications unilatérales et stéréotypées de la genèse des Grandes Découvertes. On les considérait souvent comme une conséquence du raz de marée ottoman qui, entre le milieu du Quattrocento et 1517, réunit les deux complexes: l’anatolien-balkanique et le syrio-égyptien; ainsi les routes du Levant araient été coupées, le trafic des épices et autres produits asiatiques se serait fortement atrophié, et la Chrétienté aurait cherché à desserrer cet encerclement. Pourtant le démarrage des navigations n’est pas en rapport avec les épices, mais si avec l’or, les esclaves, les trafics de Guinée, ainsi qu’avec le peuplement des archipels atlantiques. Les Ottomans n’ont jamais coupé les routes du Levant, bien au contraire, quoique les Vénitiens aient profité au détriment des autres Méditerranéens. Le détournement des capitaux génois, florentins, etc. vers l’ouest n’est pas une réponse à une menace turque, et d’ailleurs il n’a pas été aussi important qu’on le croyait, au Portugal (il l’a été davantage en Andalousie).

Ce n’est pas du centre – la Méditerranée – mais d’une semi périphérie – l’Europe atlantique – que démarrent les conquêtes océaniques. Ce complexe s’étend de Gibraltar à Gallway (Irlande de l’ouest) et comprend des régions à vin et sel (Bretagne, Bordelais, Portugal, Andalousie), des économies fondées sur le fer et la construction navale (marisma cantabrique), des ports actifs, des villes industrielles (Bristol, par exemple). Ce monde au rivage de l’Atlantique rattache le complexe méditerranéen au complexe nordique, de la pèche et des industries. La Péninsule ibérique est partagée entre le monde atlantique et le méditerranéen. Le Levant regarde vers la mer Intérieure et le Maghreb. Le Nord cantabrique est un des foyers d’essor maritime, et sera relié à l’Andalousie de tradition musulmane, autre foyer maritime.

Néanmoins, c’est des ports portugais que s’élancent les navires de la découverte, et non pas de ces autres régions péninsulaires – basque, andalou­se, catalane. Qu’est-ce qui fait courir les Portugais ? En premier lieu, la faim de l’or, dont le monnayage a du être arrêté ; l’anémie de la circulation monétaire pousse à avancer sur les villes où viennent déballer les caravanes de Guinée, et puis jusqu’ aux marchés de production en Afrique Noire. Cette crise des métaux oblige à de fréquents décris d’espèces, qui réduisent les revenus fixes; les maisons seigneuriales aspirent à annexer de nouveaux domaines, les chevaliers à se tailler des seigneuries; autre ressource: la course et, au Maroc, le brigandage. D’autre part, le royaume ne produit pas des céréales à sa faim ; solutions en vue: conquérir les riches plaines marocaines, mettre en valeur les îles, ou alors développer les circuits marchands afin d’acheter les grains à l’ étranger (mais il faut disposer de moyens de paiement). La dynamique des intérêts sucriers porte les visées aussi sur quelques régions marocaines, incite au peuplement des archipels (lié à la traite des Noirs). Aussi faut-il que les navires descendent les côtes saharienne et guinéenne, afin de se procurer de la main-d’œuvre pour les plantations et engins, ainsi que des esclaves à placer dans l’artisanat et le petit commerce. Les indus­tries textiles et des cuirs sont en pleine progression ; donc, l’indigo du sud-marocain, le sang de dragon et l’orseille des îles, puis l’introduction du pastel développent ces établissements insulaires. En outre, les pêcheurs s’aventurent à élargir les aires des pêcheries – côtes marocaine, saharienne, iles du Cap Vert…

Les voyages se font dans des conditions physiques précises – courants, vents, dessin et nature des côtes. À ces défis on essaie de répondre par le recours aux techniques et connaissances et par l’invention de routes. La découverte et installation aux Açores a permis de tracer le retour de Guinée en arc frôlant cet archipel (la caravelle, créé vers 1440, rendant possible de bourlinguer). La navigation est d’abord guidée par la boussole et l’estime des distances parcourues. Pois on calcule les hauteurs stellaires, et leur différence donne grossièrement la différence en latitude. Ce n’est que vers 1480 qu’on commencera à employer l’astrolabe et, par la hauteur méridienne du soleil, on calculera, avec l’aide des tables de déclinaison, la latitude avec plus de rigueur.

L’influence des instruments sur la navigation ne peut pas être sous-estimée. Ainsi Colomb est-il arrivé aux Bahames, parce qu’alors l’aiguille, au départ des Canaries, déviait au nord-est, et donc la direction prise n’était pas le sud-ouest, mais l’ouest.

Dès 1947 nous avons attiré l’attention sur le fait que le processus d’expansion océanique ne pouvait être compris si l’on avait sur scène seulement les découvreurs et conquérants. Nous soulignions d’un trait bien gros qu’il était indispensable d’étudier les sociétés et civilisations d’Afrique, d’Asie et des Amériques en elles mêmes, indépendamment de l’intrusion européenne. Nous ajoutions qu’il s’imposait de nous placer au point de vue des peuples de ces continents. Nous avons prêché d’exemple, et présenté des analyses des sociétés et économies du Nord-ouest africain (Canaries comprises), d’une partie de la Guinée, ainsi que du monde asiatique (caravanier) et de l’océan Indien. En outre, nous considérions nécessaire de démêler l’évolution des contacts, et les changements qu’ils ont apporté aux parties en présence.

Découvrir c’est savoir aller où l’on veut aller, et surtout revenir sain et sauf au havre de départ ; c’est savoir refaire le circuit autant de fois qu’il le faut. Mais c’est aussi rencontrer d’autres êtres humains, établir des relations avec eux, s’enquérir de leurs façons de vivre, de leurs activités économiques, de leur organisation sociale, de leurs croyances et façons de penser et sentir. Dès 1442 un portugais, Joao Fernandes, est resté auprès des Azenègues du Rio do Ouro pour se renseigner minutieusement sur eux. Des enquêtes systématiques sont entreprises en 1508 afin de bien connaître les sociétés et cultures de l’Île de Madagascar. Le régime des castes, en Inde, est décrit avec beaucoup de précision et rigueur. Détachons un exemple très éclairant : vers le milieu du XVIe siècle les Portugais notent qu’au Japon l’écriture est l’écriture chinoise, mais que les Japonais ne parlent pas le chinois; et que la mème écriture est utilisée à travers toute la Chine et dans une partie de l’Indochine.

C’est vraiment l’invention de l’autre et des autres, tenus même – les Turcs, d’abord, les Chinois, les bons sauvages, ensuite – comme modèles pour nos sociétés, critiquées par contraste. La raison se crée comme fonction du réel, les fables et le fantastique étant balayés de l’ordre de l’humain. Entre les mythes qui subsistent dans certains cercles mais sont en train d’être vidés, et les utopies à l’élaboration desquelles on s’attache toujours mais n’ ont plus d’ emprise sur les actions réelles. L’ère de la mécanique va s’ouvrir. Une économie s’est formée, mercantiliste et seigneuriale à la fois, vivifiée par les réseaux mondiaux, mais assise sur le cadre national, laquelle fait foisonner villes et bourgs et accompagne le renforcement des structures de pouvoir – l’État moderne. Les Lusiades chantent cette geste et vont devenir le poème du commerce et de la liberté nationale.

4.            UN PEUPLE SANS FRONTIÈRES – LE PORTUGAL ET LES PORTUGAIS

Quel est ce peuple qui, il y a presque six siècles, prit en mains un si prodigieux élargissement des contacts entre les hommes et en fit sa substance propre?

C’est un peuple qui existe depuis 8 siècles et demi comme état indépendant, presqu’aussi naturellement qu’il respire, et dès la fin du XIIIe siècle maintient inaltérées les bornes de son foyer. Il s’est formé sur l’ossature du réseau viaire romain, autour d’un port qui lui donna son nom ; les gens descendirent vers les plaines, d’ autres restèrent sur les hauts lieux: le peuple est devenu maritime et montagnard.

La Reconquête sur l’Islam tailla des royaumes et des comtés. Le comté du Portugal, puis le royaume, traça son territoire en coupant au nord l’homogénéité avec la Galice, et d’autre part en annexant progressivement vers le sud, l’ Algarve compris, un espace de civilisation musulmane, hétéro­gène, donc. Les barons et les communes rompirent avec le centre de la mésèté, soit avec ces états chrétiens eux aussi, d’éleveurs et cavaliers. Les guerres et conquêtes sont menées ainsi par les seigneurs et leur cavalerie qui vont couvrant les voies de leur avance par des châteaux. Les régions de l’intérieur – montagnes et plateaux – sont reprises sur le Croissant par des organisations de paysans et des bourgs de petites gens. Le pouvoir royal dirige cette entreprise, en évitant le renforcement des liens féodaux. Mais le contraste entre le littoral seigneurial et l’intérieur communautaire s’estompe pourtant, car à l’ouest se situent les principales villes, et à l’est, des châteaux surgissent aussi (prêtant hommage au roi), afin de défendre les frontières et marquer l’appropriation du territoire. D’autre part, l’organisation en concelhos se développe en renforçant les pouvoirs locaux dans les centres urbains et les gros bourgs; ainsi se forme et affermit la couche des chevaliers-vilains, une des lignes maîtresses de la société portugaise.

Les frontières définies, immuables, dès 1297, les tensions font se heurter seigneuries et châteaux contre communes urbanisantes, le pouvoir royal jouant, et étant joué en équilibres instables. Mais l’Église avait tissé à travers tout le royaume la maille des paroisses, qui en constitueront la trame jusqu’ ‘en plein XIXe siècle. La Péninsule va, au XIVe siècle, être secouée par les grandes crises et les guerres sociales-politiques, dynastiques et d’affirmation nationale. Au Portugal – 1383-1385 – la menace castillane est re­ poussée, en même temps que les villes (petite noblesse comprise, gens de métier et marchands) s’imposent aux châteaux. De la crise sort une société plus souple, où chevaliers et bourgeois sont rapprochés, la noblesse délaisse le métier des armes à l’intérieur du royaume (des châteaux on passe aux palais fortifiés, plus tard aux palais – solares), se tournant vers l’expansion, chère aussi aux marchands.

Mais la crise et son dénouement révèlent aussi un glissement dans l’organisation de l’espace national. L’indépendance avait été construite par le Nord et Centre littoral, pourtant le mouvement communal a depuis façonné surtout le Midi et le Centre ouest. La résistance aux prétentions castillanes s’allume à partir de ces régions, le Nord se rapprochant de l’envahisseur. Lors des crises après 1625 et la Restauration c’est de nouveau au Midi que l’on doit surtout le mouvement contre l’union dynastique. Or, Paul Teyssier l’a souligné, dès la fin du XIVe siècle l’évolution de la langue portugaise porte la marque des parlers du Sud. Et le rôle d’une Lisboa qui va s’hypertrophier et tentaculairement accaparer la position de capitale accentue ce déplacement de l’axe.

Du dénouement de la crise sort l’expansion : 1415 prise de Ceuta. Navigations tissant un réseau de factoreries et échanges. Colonisation des archipels déserts. Mais aussi conquêtes territoriales – au Maroc, au Brésil, en Orient. Ainsi un empire est-il bâti, d’une part assis sur les conquêtes et la suprématie navale, avec les capitaineries mi-seigneuriales, mi-capitalistes ; d’autre part le commerce océanique à l’échelle du monde – les débuts de l’économie mondiale. Ou plutôt, plusieurs empires successifs, les configurations changeant d’après les rapports de forces, mais l’obstination s’accrochant à ces différentes constructions. D’abord l’empire marocain, des archipels et de Guinée. Puis I’ empire axé sur la route du Cap, sans lâcher prise de l’espace précédent, mais ajoutant l’Orient jusqu’aux Moluques. Les crises après 1570 rétrécissent du côte extrême-oriental (sauf Macau) et déplacent le noyau des activités vers le Brésil et l’ Atlantique méridional; le Marne est abandonné. Le rôle de Ceylan dans les empires successifs nous éclairerait sur Ieurs transformations.

Mais les empires n’accaparent pas toute I ‘expansion. Dès le Quattrocento les Portugais quittent le royaume, le plus souvent sans espoir de retour, et ces courants migratoires se dirigent vers toutes les régions de la ter­re. En Orient ils seront plus nombreux en dehors des territoires portugais que sous leur drapeau. Il y a la colonisation du Brésil – mais les Portugais arriveront à contrôler l’économie du Pérou, ils seront importants au Rio da Prata, aux Canaries, en France au XVIIe, comme en Castille. C’est une constante structurale de l’histoire portugaise. Le Brésil indépendant les a attirés, plus nombreux (80% de l’émigration). Des Açores on embarque vers les États Unis. Dernièrement c’est la France, maintenant la Suisse et l’Espagne. Environ 5 millions ont quitté la mère patrie de 1860 à 1970.

Depuis des siècles, le Portugal est donc tridimensionnel : le rectangle de départ, les empires, l’émigration. Difficiles cohérences. En fait, c’est de­ puis toujours en dehors du Portugal lui-même que les Portugais ont cherché la solution à leurs problèmes. La plupart ne rentrent pas. Et pourtant ces lambeaux éparpillés à travers le monde restent attachés par des fils subtils à Ieur matrice, et, d’origine souvent modeste, ils impriment leur empreinte aux sociétés dans lesquelles ils s’incrustent, préférant trouver des organisations toutes faites à organiser par eux-mêmes.

Paradoxalement, à première vue, c’est l’expansion qui amena la prise de conscience nationale. C’est au moment de Ceuta que surgissent les mythes de fondation, de légitimation et de la mission universelle. Les Portugais sont les descendants des anciens Lusitaniens, Ulysse a été le fondateur de Lisboa. Puis, la bataille d’Ourique, que le premier roi vainquit sur les Maures, proclama le royaume et son destin écuménique, l’apparition du Christ légitimant cette double inauguration. Le corps de Saint Vincent, ramené du cap de son nom, accompagné des corbeaux, sacralisa la capitale. Le Portugal dressait l’étendard de la croisade.

Ce faisceau de mythes se développe avec le XVe siècle, atteint l’apogée au premier tiers du XVIe, l ‘union dynastique de 1580 le met encore davantage en avant: le XVIIe siècle déchoit dans le récit sans critique, légendaire.

L’organisation du royaume progressait également avec l’expansion. L’État prend comme base de ses ressources l’impôt sur les transactions et les douanes maritimes. Donc, la circulation commerciale, bientôt avec le négoce des factoreries et de l’exploitation des voyages. Mais il se dote d’une armature juridique et d’une organisation administrative: Codes de 1446 et 1514, entre autres. La pièce maitresse de ces rouages, ce seront les Vèdorias da Fazenda (Surintendances des Finances). L’État s’organise par conséquent surtout en fonction du commerce. Mais du côté des dépenses il maintient la structure liée à la noblesse et à l’Église.

Ce soubassement des recettes rend I ‘Etat en partie indépendant du royaume en lui-même, lequel est tenu par une oligarchie nobiliaire et ecclésiastique, ainsi que marchande. D’une part, le pouvoir organisé, bureaucratie lourde, oppressive mais inefficace, en mème temps que superstructure mercantilisée, se rattachant au réseau économique extérieur. D’autre part, un tertiaire d’ancien régime gonflé et déterminant de I’ ordre social. Ce sont, après le puissant essor de l’expansion, des conditions de blocage, empêchant l’évolution vers l’industrialisation. Certes, à plusieurs reprises des tentatives ont été lancées par les gouvernements dans le sens de promouvoir des poussées industrielles. En général, la prospérité commerciale qui survint à leur suite les étouffa. Et encore aujourd’hui le commerce prime sur l’industrie.

Mais de l’expansion d’autres blocages sont issus. L’art nautique, la découverte des sociétés autres, l’organisation du commerce et de la guerre à travers le globe développèrent une culture originale, qui ailleurs conduit, d’autres facteurs intervenants, à la mentalité scientifique et à la science mathématico-expérimentale. Mais non au Portugal. Car la navigation n’exigeait pas la révolution astronomique, les mathématiques arabo-hindoues suffisaient, le freinage de l’industrialisation n’éveillait pas la mécanique. Une fois de plus, le centre des innovations est bloqué par son avance même.

Deux ou trois indicateurs. Les parties doubles, essentielles à la comptabilité moderne, n’ont été introduites que vers 1750. La culture portugaise utilisa peu la typographie: des œuvres maîtresses de l’apport du Cinquecento restèrent manuscrites, la transmission orale continua de jouer un rôle très important. Au XIXe siècle, la formation professionnelle et l’école primaire restèrent très limitées – 70% d’illettrés en 1900.

Étant donné le caractère de l’oligarchie qui domina l’Ancien Régime et en deçà, et la part réduite de la culture imprimée, nous ne nous étonnerons pas si les élites ont eu du mal à se former et n’ont pas pesé bien lourd dans les décisions du pouvoir. Depuis toujours des économistes, des hommes de pensée avaient cerné les problèmes cruciaux du pays et de ses gens, à travers le monde, éparpillés. Sans résultats apparents. Au XIXe siècle des hauts fonctionnaires, des écrivains, voire des hommes politiques ont fait des diagnostics et prôné des thérapeutiques à partir d’études et réflexions très poussées. Certes la pensée théorique a toujours fait défaut. Aussi les mouvements politiques ne les ont pas appliquées de façon pertinente.

N’empêche que les créations portugaises ont à plusieurs moments at­ teint les lignes de faite dans leur apport à la culture universelle. C’est, au Moyen Âge, la formation d’un des premiers états nationaux, et la lyrique galaïco-portugaise, y inclus le vecteur satyrique. C’est l’invention de la caravelle et de l’art de la navigation océanique, les chroniques si neuves de Fernão Lopes, le polyptique attribué à Nuno Gonçalves, au XVe siècle. Puis, avec l’ouverture du Cinquecento, la nautique astronomique, la splendeur de la cartographie avec la nouvelle base du calcul des latitudes, c’ est le Esmeraldo de Duarte Pacheco, le livre maître des Grandes Découvertes, les extraordinaires sommes géographiques et ethnographiques, les unes régionales, d’autres à l’échelle des océans, dévoilant sociétés et civilisations autres, c’est le théâtre de Gil Vicente. Vers la seconde moitié du siècle, l’invention du voyage scientifique par D. Joao de Castro, l’Histoire Tragico-Maritime, l’ enquête scientifico-pratique du botaniste Garda de Orta, Mendes Pinto, aventurier s’il en fut, critique et prodigieusement universaliste, c’est la mise en cause des chemins de l’expansion dans le Soldado Prático de Couto, c’est la lyrique de Camões, humaniste et d’intense vibration humaine, et, synthèse de tout, les Lusiades. Décisive prise de conscience de l’humanité par l’Europe, qui ose se questionner elle-même et va chercher des paradigmes chez les autres, critiquant cette expansion qui est son épopée.

5.            REPÈRES POUR L’AVENIR

Nous avons essayé, en présentant une réflexion théorique et méthodologique, d’une part, et une synthèse écourtée de recherches étagées à l’échelle du monde et à I‘échelle nationale, d’autre part, de tracer les cheminements des sciences humaines et de montrer comment envisager nos problèmes d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Retenons quelques jalons.

1.            Avant tout, enraciner l’esprit scientifique. Le dégager de l’obsession des applications immédiatistes, le porter vers la recherche fondamentale. Défendre la rationalisation contre l’irrationalisme et la déraison.

2.            Replacer les sciences humaines dans la dignité qui doit être la leur dans la culture et la politique. Les faire converger de nouveau autour de l’uni­té des problèmes, refuser les cloisonnements.

3.            Ces sciences humaines, conçues dans leur pluridisciplinarité, doivent être pensées historique et géographiquement. C’est-à-dire qu’il faut problématiser l’étude de l’homme et des hommes dans la longue durée, sans délaisser certes la complexité des temps sociaux. Et tenir compte de l’irréversibilité.

4.            Nos problèmes doivent être envisagés dans toutes leurs instances et dans toutes leurs dimensions étagement du local et régional, des nations et de l’Europe, de l’humanité entière.

5.            Rattachons l’avenir aux multiples héritages légués par l’épaisseur des siècles, surtout dans notre construction européenne, qui doit être néanmoins une création nouvelle. Nous avons à reprendre, et à réapprendre le sens des valeurs et des idéaux, mais ils ne nous sont pas donnés : à nous de les inventer.

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